"Je venais d'avoir trente ans. J'avais déjà publié
divers ouvrages et collaboré plusieurs années à un
grand hebdomadaire que dirigeait Maryse Choisy, avec des auteurs
autrement connus que moi: Maurice Magre, Femand Divoire, Keméis,
etc. Je reçus un jour une demande de Mme Bordy (Théano de
son nomen Martiniste ), en vue de donner des conférences
à un Collège International d'Occultisme Traditionnel. Le
siège était, rue Washington, dans un immense appartement
situé au premier étage, et comprenant notamment une salle
de conférence d'environ 85 places, susceptible d'être
agrandie par des dépendances latérales. Je n'étais
alors ni martiniste ni maçon. Ma réponse fut" oui ".
Je pris contact avec Mme Bordy, qui me demanda d'élaborer un
pentacle de durée de ce Collège, dont elle n'avait pas,
en toute innocence, considéré le sigle! J'acceptai
encore. La date de sa mise en action fut fixée au dimanche 24
décembre 1937. Heure : la onzième du matin. Exact au
rendez-vous, rue Washington, je fut présenté à
Constant Chevillon dont on ne me précisa pas les titres,
à M. Bordy époux de Mme Bordy, et à Paul
Laugénie, dit Paul de Saint-Yves, bras droit de "Monsieur
Chevillon", expression qui était d'usage dans les milieux
martinistes et Memphis-Misraïm, forme d'un respect qu'il
méritait bien.
C'était un homme simple, qui ayant quitté les fonctions
d'enseignement dans les collèges religieux, avait ensuite
assumé des emplois dans la Banque. Il demeurait à Paris
à l'hôtel des Bernardins, rue des Bernardins, et prenait
ses repas dans un modeste restaurant du quartier. Son seul luxe : un
petit verre de beaujolais en fin de repas. On ne lui connaissait aucune
liaison féminine, et si à Lyon, il séjournait dans
l'ancienne résidence de Jean Bricaud, rue des Macchabées,
avec la veuve de celui-ci, l'accord avait des éclipses et il ne
supportait guère l'autocratie de celle-ci.
Le Grand Maître
Chevillon était resté un théologien, ses ouvrages
le prouvent. il ne s'occupait pas d'occultisme, et était
d'ailleurs assez ignorant en ce domaine. Ayant parlé ce dimanche
24 Décembre de ce qu'il pourrait faire dans l'oratoire où
avait eut lieu la sacralisation du pentacle, et ayant usé du
terme de magie, il me reprit sentencieusement, et me dit: " Nous ne
ferons pas de magie, mais seulement de la théurgie..."
En cet oratoire, il y avait
un autel en bois sculpté, assez simplement, que je sus par la
suite avoir été celui où aurait officié
Eugène Vintras (7-4-1807,7-12-1875), la " réincarnation"
du prophète Elie, l'auteur de nombreux phénomènes
ou truquages concernant des hosties qui saignaient
mystérieusement.
Pour l'étude de ce cas, on se reportera à l'ouvrage
très complet de Maurice Garçon : Vintras.
hérésiarque et Prophète (Emile Nourry , Paris
1928). Je compris par la suite que Paul Laugénie et Mme Bordy
étaient vintrasiens, y associant (bien entendu 1) le culte du
"maître Philippe", réincarnation quant à lui d'on
ne sait trop qui, mais cela oscillait entre l'apôtre Philippe et
Jésus-Christ lui-même. Déjà vacciné
contre toutes ces fantaisies bien que pas encore franc-maçon, je
crois pouvoir affirmer que le Grand Maître Chevillon demeurait
fixé dans la gnose chrétienne traditionnelle, celle du
Grand Origène, et pour des raisons que j'ignore, peut-être
la tolérance, il ne combattait par ces croyances
échevelées.
La suite montra l'intérêt que le public, invité aux
conférences dominicales du C.I.O.T. , portait aux sujets
traités. Tour à tour, on vit Jules Boucher, sous le
pseudonyme de Leo Ruber (Lion rouge), Claude d'Ygé (de son vrai
nom Claude Lablatinière), Mme Brouard la radiesthésiste,
moi-même, traiter avec d'autres dont le nom m'échappe (il
y a plus d'un demi siècle de cela...), de tous les sujets de
l'occultisme classique. il y eut même Hélène de
Callias, dernière élève de Vincent d'Indy et
critique musicale à la Radio, pour venir nous parler des accords
maléfiques de la Musique, avec sa thèse sur "Le Diable
dans la Musique" et les interdits de l'Eglise sur certains intervalles
de Terton. Devenue une amie, elle fut un peu ma marraine de guerre en
m'envoyant par la suite des colis au front! Elle nous fit entendre un
jour un disque d'enregistrement d'un féticheur noir du
Bas-Ougoué (Centre Afrique), dans lequel celui-ci opérait
pour faire tomber la pluie. Et il plut aussitôt après !
Le Grand Maître
Chevillon donna quelques conférences sur des sujets
spiritualistes, sous le pseudonyme de " Monsieur Costy ". Je ne crois
pas qu'il approuvait tous les domaines que j'abordais dans les
conférences données rue Washington, mais il ne me fit
jamais aucune remarque. Simplement, après la publication de "
Adam. Dieu Rouge ", en 1941 (dernière publication avant les
interdits de Vichy et des Allemands), il me conseilla par la voix de
Paul Laugénie de lui soumettre mes thèses avant de les
publier. Sa formation catholique-gnostique (c'était le nom de
l'Eglise de Lyon : Catholique- Gnostique) avait dû être
horrifiée par les opinions soutenues en ce livre.
Revenant au C.I.O.T. de la rue Washington et usant d'une certaine
familiarité qu'il me tolérait, je lui dis un jour : "
Monsieur Chevillon, j'ai appris récemment que vous étiez
le Grand Maître du Martinisme; mais je recherche Martinez de
Pasqually depuis l'âge de dix-sept ans !... il me répondit
affirmativement, ajoutant toutefois: " Mais il faut être au moins
maître-maçon pour y entrer... ". Je me récriais
alors, arguant que les problèmes abordés en loges, savoir
la sociologie active, la politique de tous les jours, je ne voulais pas
en entendre parler .
Il me rétorqua qu'en
son Obédience, le Rite de Memphis-Misraïm, on ne s'occupait
pas de ces problèmes, on y traitait de symbolisme,
d'ésotérisme, de la Maçonnerie
considérée comme un art de vivre et d'évoluer. Je
n'avais qu'à formuler ma demande et il se chargeait de la suite.
Ce que je fis: demande, casier judiciaire, acte de naissance, furent
remis à Paul Laugénie. L'acte de naissance (inhabituel),
donnait mon heure natale, et je sus plus tard, par Mme Bordy, qu'on
avait chargé le Frère Fructus, de Marseille, l'astrologue
en titre du Rite de Memphis-Misraïm, d'examiner mon ciel de
nativité. il avait conclu en déclarant qu'il " ne me
voyait pas du tout dans le Cercle intérieur ". il avait vu fort
juste, car je n'aurais jamais admis ces traditions internes, propres
à certains de ses membres, et concernant les histoires de
Vintras ou du "Maître Philippe". il ne demeurait donc, de l'avis
de Fructus, que la maçonnerie pour me recevoir. Ce qui fut fait.
Je ne connus pas les trois enquêteurs, on me connaissait par mes
conférences et mes livres, articles, etc.. Je subis simplement,
un dimanche, en janvier 1939, l'interrogatoire sous le bandeau. Une
voix que je reconnus pour être celle du grand Maître
Chevillon me posa la question suivante : "Vous semblez, Monsieur, faire
une différence entre l'adepte et l'initié, pourquoi ?
...Riche de mes lectures" fulcanelliennes", je rétorquais que
l'initié était l'étudiant ( de initium :
commencement) et l'adepte le maître, de adeptus, qui a acquis. "
Je crois, Monsieur, que vous avez raison... " me répondit la
voix de Chevillon. Je fus donc admis à l'unanimité des
voix, ce qu'une indiscrétion me fit savoir par la suite. Le
parrainage du grand Maître Chevillon avait évidemment
été d'un grand poids.
Et le dimanche 24 mars 1939, à 15 heures, dans le temple sis
à la Porte d'Orléans, je fus reçu apprenti
à la Nouvelle Jérusalem des Vallées Egyptiennes.
Le Vénérable
était le Frère Novelaeers, il y avait les Frères
Chambellant, Gesta, Laugénie et d'autres dont j'ai oublié
les noms, en tout une vingtaine de Frères. On me conféra
un petit tablier d'apprenti, ridicule par sa taille (c'était
alors l'usage en toutes les Obédiences), et qui mesurait
à peu près 20 cm de long sur 10 cm de hauteur , deux
paires de gants en m'expliquant le rôle de la seconde. Par la
suite, je participais aux tenues des mois d'avril et mai, mais pas
à celle de juin, dans laquelle seuls les maîtres et les
hauts-grades étaient présents, eu égard à
la préparation du Convent de septembre 1939, qui devait selon
l'usage avoir lieu à Lyon. Pendant cette période, je
revis fréquemment le Grand Maître Chevillon au C.I.O. T
.rue Washington. Je ne le vis qu'une fois sortir de sa réserve,
ce fut pour contrer des dires de Claude d'Ygé qu'il avait
jugé erronés gravement. Jules Boucher me dit ensuite
qu'il aurait été beaucoup plus sévère. Il
faut dire qu'à cette époque , Claude d'Ygé suivait
les "réunions" de Maria de Naglowska, et les exposés sur
le Troisième Terme de la Trinité, le Luciférisme
associé à la sexualité échangiste, etc...
Vint le temps des vacances, le retour à Paris et mon
départ le 23 août 1939 en tenue de campagne
complète, pour la forêt lorraine! Je ne devais en revenir
qu'au début de Septembre 1940. L'Occupation nazie avait
obligé le Frère Novelaeers, dans le grand salon duquel
avait été meublé un temple maçonnique
complet, à quitter la Porte d'Orléans et à se
réfugier rue Lepic, sans temple évidemment. Nous
eûmes là une réunion à quelques uns; Paul
Laugénie nous fit part de la lettre qu'il avait reçue
clandestinement du Grand maître Chevillon, réfugié
à Lyon, rue des macchabées. il avait reçu de
quelqu'un du gouvernement de Vichy l'assurance que le "Martinisme
pourrait continuer à oeuvrer" {sic}. il n'en fut rien
évidemment.
Je ne devais plus revoir le Grand Maître Chevillon. il sut ce que
j'avais créé à l'instigation de Lagréze,
Savoire et Wibau:x:. il n'ignorait pas que Lagrèze était
bien plus titré que lui, plus ancien en tous les domaines, mais
il avait épousé la querelle qui avait
séparé jadis Bricaud et Lagrèze .J'appris par un
membre de la Loge " Alexandrie d'Egypte " demeuré en relations
avec lui, qu'il n'émettait aucun jugement sur la création
de cette Loge.
Son assassinat par des "membres de la Police politique de Vichy" selon
leurs dires ( il y avait un sous-officier allemand parmi eux), eut lieu
le 26 Mars 1944, à deux jours près, anniversaire du jour
où il m'avait fait recevoir maçon de son
Obédience. Et je devais lui succéder bien plus tard, au
passage à l'Eternel Orient, de son successeur , le Grand
Maître Charles-Henry Dupont.
Il m'a laissé le
souvenir d'un Grand Maçon par sa tolérance, d'un
excellent théologien de la Gnose en ses exposés, d'une
âme foncièrement chrétienne par sa vie et son
comportement. Quant à son attitude sur les divers aspects de
l'Occulte, il est difficile de la définir. n consulta parfois,
après Bricaud, un fonctionnaire de la même Banque que lui,
et qui était, parait-il voyant.
Il fit interroger les Astres par le frère Fructus, de Marseille,
à mon sujet. Evêque et patriarche de l'Eglise Catholique
Gnostique de Lyon après Bricaud, il disait la messe chaque
dimanche, vivait assez frugalement et assez modestement, sans aucune
liaison féminine connue. On a avancé qu'il avait avant la
guerre adhéré à la Synarchie d'Empire, ce qui
aurait été le motif de son assassinat. Rien n'a jamais
permis d'étayer cette rumeur. A Lyon, peu avant sa mort, Doriot
avait déclaré dans une réunion du Parti Populaire
français (PPF): "il faut abattre la Synarchie et la haute
Maçonnerie..." Certains en auront conclu que les deux
étaient liées !
D'après la veuve de Bricaud, lors de l'arrestation du Grand
Maître Chevillon, le sous-officier allemand avait directement
foncé dans la chapelle, était passé
derrière l'autel, et en était ressorti avec le fameux
Pacte Synarchique. qu'il avait évidemment tiré de son
manteau de cuir noir .
En ces cas-là, la
dénégation était totalement inutile. Il reste que
rien dans la vie du Grand Maître Chevillon ne permet de supposer
qu'il ait fait partie à un niveau quelconque de cette franc-
maçonnerie économique et financière connue sous ce
dénominatif . Mais le motif de sa mort reste énigmatique,
car la Gestapo ne fit pas assassiner Lagrèze, Wibaux,
(déporté un temps à Compiègne), ni Savoire,
ni d'autres grands noms de la Maçonnerie.
Si Delaive fut exécuté en Belgique, ce fut comme
résistant, préalablement arrêté".