Constant Chevillon

Par Robert AMBELAIN - S.G.M. d'Honneur

Chevillon

 

                 "Je venais d'avoir trente ans. J'avais déjà publié divers ouvrages et collaboré plusieurs années à un grand hebdomadaire que dirigeait Maryse Choisy, avec des auteurs autrement connus que moi: Maurice Magre, Femand Divoire, Keméis, etc. Je reçus un jour une demande de Mme Bordy (Théano de son nomen Martiniste ), en vue de donner des conférences à un Collège International d'Occultisme Traditionnel. Le siège était, rue Washington, dans un immense appartement situé au premier étage, et comprenant notamment une salle de conférence d'environ 85 places, susceptible d'être agrandie par des dépendances latérales. Je n'étais alors ni martiniste ni maçon. Ma réponse fut" oui ".
Je pris contact avec Mme Bordy, qui me demanda d'élaborer un pentacle de durée de ce Collège, dont elle n'avait pas, en toute innocence, considéré le sigle! J'acceptai encore. La date de sa mise en action fut fixée au dimanche 24 décembre 1937. Heure : la onzième du matin. Exact au rendez-vous, rue Washington, je fut présenté à Constant Chevillon dont on ne me précisa pas les titres, à M. Bordy époux de Mme Bordy, et à Paul Laugénie, dit Paul de Saint-Yves, bras droit de "Monsieur Chevillon", expression qui était d'usage dans les milieux martinistes et Memphis-Misraïm, forme d'un respect qu'il méritait bien.


C'était un homme simple, qui ayant quitté les fonctions d'enseignement dans les collèges religieux, avait ensuite assumé des emplois dans la Banque. Il demeurait à Paris à l'hôtel des Bernardins, rue des Bernardins, et prenait ses repas dans un modeste restaurant du quartier. Son seul luxe : un petit verre de beaujolais en fin de repas. On ne lui connaissait aucune liaison féminine, et si à Lyon, il séjournait dans l'ancienne résidence de Jean Bricaud, rue des Macchabées, avec la veuve de celui-ci, l'accord avait des éclipses et il ne supportait guère l'autocratie de celle-ci.

Le Grand Maître Chevillon était resté un théologien, ses ouvrages le prouvent. il ne s'occupait pas d'occultisme, et était d'ailleurs assez ignorant en ce domaine. Ayant parlé ce dimanche 24 Décembre de ce qu'il pourrait faire dans l'oratoire où avait eut lieu la sacralisation du pentacle, et ayant usé du terme de magie, il me reprit sentencieusement, et me dit: " Nous ne ferons pas de magie, mais seulement de la théurgie..."

En cet oratoire, il y avait un autel en bois sculpté, assez simplement, que je sus par la suite avoir été celui où aurait officié Eugène Vintras (7-4-1807,7-12-1875), la " réincarnation" du prophète Elie, l'auteur de nombreux phénomènes ou truquages concernant des hosties qui saignaient mystérieusement.
Pour l'étude de ce cas, on se reportera à l'ouvrage très complet de Maurice Garçon : Vintras. hérésiarque et Prophète (Emile Nourry , Paris 1928). Je compris par la suite que Paul Laugénie et Mme Bordy étaient vintrasiens, y associant (bien entendu 1) le culte du "maître Philippe", réincarnation quant à lui d'on ne sait trop qui, mais cela oscillait entre l'apôtre Philippe et Jésus-Christ lui-même. Déjà vacciné contre toutes ces fantaisies bien que pas encore franc-maçon, je crois pouvoir affirmer que le Grand Maître Chevillon demeurait fixé dans la gnose chrétienne traditionnelle, celle du Grand Origène, et pour des raisons que j'ignore, peut-être la tolérance, il ne combattait par ces croyances échevelées.
La suite montra l'intérêt que le public, invité aux conférences dominicales du C.I.O.T. , portait aux sujets traités. Tour à tour, on vit Jules Boucher, sous le pseudonyme de Leo Ruber (Lion rouge), Claude d'Ygé (de son vrai nom Claude Lablatinière), Mme Brouard la radiesthésiste, moi-même, traiter avec d'autres dont le nom m'échappe (il y a plus d'un demi siècle de cela...), de tous les sujets de l'occultisme classique. il y eut même Hélène de Callias, dernière élève de Vincent d'Indy et critique musicale à la Radio, pour venir nous parler des accords maléfiques de la Musique, avec sa thèse sur "Le Diable dans la Musique" et les interdits de l'Eglise sur certains intervalles de Terton. Devenue une amie, elle fut un peu ma marraine de guerre en m'envoyant par la suite des colis au front! Elle nous fit entendre un jour un disque d'enregistrement d'un féticheur noir du Bas-Ougoué (Centre Afrique), dans lequel celui-ci opérait pour faire tomber la pluie. Et il plut aussitôt après !

Le Grand Maître Chevillon donna quelques conférences sur des sujets spiritualistes, sous le pseudonyme de " Monsieur Costy ". Je ne crois pas qu'il approuvait tous les domaines que j'abordais dans les conférences données rue Washington, mais il ne me fit jamais aucune remarque. Simplement, après la publication de " Adam. Dieu Rouge ", en 1941 (dernière publication avant les interdits de Vichy et des Allemands), il me conseilla par la voix de Paul Laugénie de lui soumettre mes thèses avant de les publier. Sa formation catholique-gnostique (c'était le nom de l'Eglise de Lyon : Catholique- Gnostique) avait dû être horrifiée par les opinions soutenues en ce livre.
Revenant au C.I.O.T. de la rue Washington et usant d'une certaine familiarité qu'il me tolérait, je lui dis un jour : " Monsieur Chevillon, j'ai appris récemment que vous étiez le Grand Maître du Martinisme; mais je recherche Martinez de Pasqually depuis l'âge de dix-sept ans !... il me répondit affirmativement, ajoutant toutefois: " Mais il faut être au moins maître-maçon pour y entrer... ". Je me récriais alors, arguant que les problèmes abordés en loges, savoir la sociologie active, la politique de tous les jours, je ne voulais pas en entendre parler .

Il me rétorqua qu'en son Obédience, le Rite de Memphis-Misraïm, on ne s'occupait pas de ces problèmes, on y traitait de symbolisme, d'ésotérisme, de la Maçonnerie considérée comme un art de vivre et d'évoluer. Je n'avais qu'à formuler ma demande et il se chargeait de la suite. Ce que je fis: demande, casier judiciaire, acte de naissance, furent remis à Paul Laugénie. L'acte de naissance (inhabituel), donnait mon heure natale, et je sus plus tard, par Mme Bordy, qu'on avait chargé le Frère Fructus, de Marseille, l'astrologue en titre du Rite de Memphis-Misraïm, d'examiner mon ciel de nativité. il avait conclu en déclarant qu'il " ne me voyait pas du tout dans le Cercle intérieur ". il avait vu fort juste, car je n'aurais jamais admis ces traditions internes, propres à certains de ses membres, et concernant les histoires de Vintras ou du "Maître Philippe". il ne demeurait donc, de l'avis de Fructus, que la maçonnerie pour me recevoir. Ce qui fut fait.
Je ne connus pas les trois enquêteurs, on me connaissait par mes conférences et mes livres, articles, etc.. Je subis simplement, un dimanche, en janvier 1939, l'interrogatoire sous le bandeau. Une voix que je reconnus pour être celle du grand Maître Chevillon me posa la question suivante : "Vous semblez, Monsieur, faire une différence entre l'adepte et l'initié, pourquoi ? ...Riche de mes lectures" fulcanelliennes", je rétorquais que l'initié était l'étudiant ( de initium : commencement) et l'adepte le maître, de adeptus, qui a acquis. " Je crois, Monsieur, que vous avez raison... " me répondit la voix de Chevillon. Je fus donc admis à l'unanimité des voix, ce qu'une indiscrétion me fit savoir par la suite. Le parrainage du grand Maître Chevillon avait évidemment été d'un grand poids.
Et le dimanche 24 mars 1939, à 15 heures, dans le temple sis à la Porte d'Orléans, je fus reçu apprenti à la Nouvelle Jérusalem des Vallées Egyptiennes.

Le Vénérable était le Frère Novelaeers, il y avait les Frères Chambellant, Gesta, Laugénie et d'autres dont j'ai oublié les noms, en tout une vingtaine de Frères. On me conféra un petit tablier d'apprenti, ridicule par sa taille (c'était alors l'usage en toutes les Obédiences), et qui mesurait à peu près 20 cm de long sur 10 cm de hauteur , deux paires de gants en m'expliquant le rôle de la seconde. Par la suite, je participais aux tenues des mois d'avril et mai, mais pas à celle de juin, dans laquelle seuls les maîtres et les hauts-grades étaient présents, eu égard à la préparation du Convent de septembre 1939, qui devait selon l'usage avoir lieu à Lyon. Pendant cette période, je revis fréquemment le Grand Maître Chevillon au C.I.O. T .rue Washington. Je ne le vis qu'une fois sortir de sa réserve, ce fut pour contrer des dires de Claude d'Ygé qu'il avait jugé erronés gravement. Jules Boucher me dit ensuite qu'il aurait été beaucoup plus sévère. Il faut dire qu'à cette époque , Claude d'Ygé suivait les "réunions" de Maria de Naglowska, et les exposés sur le Troisième Terme de la Trinité, le Luciférisme associé à la sexualité échangiste, etc...


Vint le temps des vacances, le retour à Paris et mon départ le 23 août 1939 en tenue de campagne complète, pour la forêt lorraine! Je ne devais en revenir qu'au début de Septembre 1940. L'Occupation nazie avait obligé le Frère Novelaeers, dans le grand salon duquel avait été meublé un temple maçonnique complet, à quitter la Porte d'Orléans et à se réfugier rue Lepic, sans temple évidemment. Nous eûmes là une réunion à quelques uns; Paul Laugénie nous fit part de la lettre qu'il avait reçue clandestinement du Grand maître Chevillon, réfugié à Lyon, rue des macchabées. il avait reçu de quelqu'un du gouvernement de Vichy l'assurance que le "Martinisme pourrait continuer à oeuvrer" {sic}. il n'en fut rien évidemment.
Je ne devais plus revoir le Grand Maître Chevillon. il sut ce que j'avais créé à l'instigation de Lagréze, Savoire et Wibau:x:. il n'ignorait pas que Lagrèze était bien plus titré que lui, plus ancien en tous les domaines, mais il avait épousé la querelle qui avait séparé jadis Bricaud et Lagrèze .J'appris par un membre de la Loge " Alexandrie d'Egypte " demeuré en relations avec lui, qu'il n'émettait aucun jugement sur la création de cette Loge.
Son assassinat par des "membres de la Police politique de Vichy" selon leurs dires ( il y avait un sous-officier allemand parmi eux), eut lieu le 26 Mars 1944, à deux jours près, anniversaire du jour où il m'avait fait recevoir maçon de son Obédience. Et je devais lui succéder bien plus tard, au passage à l'Eternel Orient, de son successeur , le Grand Maître Charles-Henry Dupont.

Il m'a laissé le souvenir d'un Grand Maçon par sa tolérance, d'un excellent théologien de la Gnose en ses exposés, d'une âme foncièrement chrétienne par sa vie et son comportement. Quant à son attitude sur les divers aspects de l'Occulte, il est difficile de la définir. n consulta parfois, après Bricaud, un fonctionnaire de la même Banque que lui, et qui était, parait-il voyant.
Il fit interroger les Astres par le frère Fructus, de Marseille, à mon sujet. Evêque et patriarche de l'Eglise Catholique Gnostique de Lyon après Bricaud, il disait la messe chaque dimanche, vivait assez frugalement et assez modestement, sans aucune liaison féminine connue. On a avancé qu'il avait avant la guerre adhéré à la Synarchie d'Empire, ce qui aurait été le motif de son assassinat. Rien n'a jamais permis d'étayer cette rumeur. A Lyon, peu avant sa mort, Doriot avait déclaré dans une réunion du Parti Populaire français (PPF): "il faut abattre la Synarchie et la haute Maçonnerie..." Certains en auront conclu que les deux étaient liées !
D'après la veuve de Bricaud, lors de l'arrestation du Grand Maître Chevillon, le sous-officier allemand avait directement foncé dans la chapelle, était passé derrière l'autel, et en était ressorti avec le fameux Pacte Synarchique. qu'il avait évidemment tiré de son manteau de cuir noir .

En ces cas-là, la dénégation était totalement inutile. Il reste que rien dans la vie du Grand Maître Chevillon ne permet de supposer qu'il ait fait partie à un niveau quelconque de cette franc- maçonnerie économique et financière connue sous ce dénominatif . Mais le motif de sa mort reste énigmatique, car la Gestapo ne fit pas assassiner Lagrèze, Wibaux, (déporté un temps à Compiègne), ni Savoire, ni d'autres grands noms de la Maçonnerie.
Si Delaive fut exécuté en Belgique, ce fut comme résistant, préalablement arrêté".